Christian Buchet : « L’océan nous sauvera »

Publié le 05/11/2024

Auteur : LV(R) Grégoire Chaumeil

Sans attendre le lancement de « l’Année de la mer », Cols bleus s’est entretenu avec celui que les médias surnomment « l’intello de la mer ». Ancien Secrétaire général du Grenelle de la mer, cet académicien de Marine est le directeur scientifique d’Océanides, un programme réunissant 264 chercheurs issus de 40 pays qui étudient l’histoire des civilisations à travers le prisme de la mer. Docteur en histoire et en économie maritime, il enseigne à ses étudiants de l’Institut catholique de Paris que si l’Homme vit sur Terre, c’est en mer qu’il trouvera sa survie écologique et économique.

Cols bleus : Dans votre dernier ouvrage Osons la mer vous appelez à une « révolution maritime ». À quoi pourrait ressembler la grande et ambitieuse stratégie maritime française que vous appelez de vos vœux ?

Christian Buchet : Dans un premier temps, il faut changer de paradigme et cesser de demander « que la France se tourne vers la mer ». En fait, c’est exactement l’inverse : il faut faire entrer la mer à l’intérieur des terres. Je m’explique : une vraie politique maritime ce n’est pas seulement une politique de la pêche mais aussi une politique d’aménagement du territoire. Une politique maritime doit relier à nos ports les points les plus à l’intérieur des terres comme Limoges. Alors que la mondialisation a considérablement accru les échanges internationaux par voie maritime, quelle est l’entreprise qui n’a pas besoin d’importer pour produire ou d’exporter pour vendre ? Or, aujourd’hui, deux conteneurs sur trois qui entrent en France passent par Anvers en Belgique, Hambourg en Allemagne, et Rotterdam aux Pays-Bas. C’est ainsi que la région française la plus reliée à la maritimité et donc aux flux est le Grand Est. Par conséquent, plus une entreprise est éloignée du quart nord-est, moins elle est compétitive. C’est fou mais les dirigeants économiques ne le mesurent pas. Aussi, chaque région devrait travailler à son désenclavement en développant son accès à la mer par des voies routières, ferroviaires et fluviales pour les relier à nos ports. Même s’il est percuté par les crises géopolitiques actuelles, le transport maritime mondial poursuit sa croissance annuelle post Covid.

C. B. : Vous dîtes que « la mer est la plus formidable promesse faites aux hommes ». Changement climatique, explosion démographique : sur la scène internationale comment la mer peut-elle répondre aux principaux défis que nous devons surmonter ?

Ch. B :  J’ai pour habitude de dire que je suis un pessimiste de tempérament et un optimiste de raisonnement. La mer contient la quasi-totalité des solutions pour un avenir non seulement durable mais « désirable ». C’est beaucoup mieux que ce que nous avions en tête ! Pendant 5 000 ans d’Histoire, on a vu la mer à travers une seule dimension. Nous oublions que c’est le seul espace à quatre dimensions avec, en plus de la surface, ce qu’on appelle la colonne d’eau puis les terres immergées qui restent non explorées pour 80 % d’entre elles, et enfin le sous-sol terrestre sous-marin qui nous est également presque inconnu. Les océans regorgent de ressources naturelles énergétiques et alimentaires, même s’il ne s’agit pas de confondre la mer avec un supermarché. Le développement des énergies marines renouvelables est un enjeu majeur pour la transition écologique et la microbiologie marine, une source d’inspiration inépuisable pour notre santé. Croyez-moi, la mer est en avance sur nous en termes de recherche et développement ! À mon sens, Paul Valéry faisait totalement fausse route quand il écrivait « le temps du monde fini commence ». Alors que la France n’a jamais été aussi grande grâce à la mer, grâce aux accords de Montego Bay, elle doit rapidement se positionner face aux autres puissances qui ont déjà mesuré les potentialités de nos océans.

C. B. : Et l’Union européenne ?

Ch. B : L’Union européenne est l’ensemble politique qui possède le plus grand domaine maritime mondial avec 35 millions de kilomètres carrés, c’est le plus long linéaire de côtes au monde, et grâce à Malte et à la Grèce, les Européens disposent également du plus grand nombre de navires au monde. L’Union européenne a une politique maritime officiellement depuis décembre 2008. Elle dispose de bons outils comme l’Agence européenne pour la sécurité maritime, et l’Union a encore récemment pris des engagements contre la pollution marine et en faveur de la pêche durable et de l’économie bleue. Cependant, elle doit aller plus loin. Quelle est sa politique vis-à-vis du Groenland ? C’est pourtant la deuxième réserve mondiale d’uranium et la deuxième réserve mondiale de terres rares. Là aussi on voit que la mer doit devenir le nouvel horizon de l’Union européenne. C’est une chance à saisir mais c’est aussi ce qui explique, selon moi, les coups de butoir de grandes puissances contre elle sur le terrain géopolitique.

C. B. : Si la mer est le véritable moteur de l’Histoire, l’accélérateur du développement économique et politique, pourquoi la géopolitique vue des océans peine-t-elle à s’imposer encore aujourd’hui ?

Ch. B : En France c’est le cas, mais pas dans le reste du monde. L’économie marine représente environ déjà 8 % du PIB chinois. En 1434, la Chine interdit la navigation hauturière, brûle tous ses vaisseaux et se replie sur elle-même. Aujourd’hui l’expression « créer une entreprise » en langue chinoise se traduit par « se jeter à la mer ». En France, nous n’avons toujours pas compris que la mer est désormais la nouvelle frontière de l’Homme. J’y vois deux raisons : les enjeux maritimes ne sont pas, ou peu, enseignés dans les grandes écoles de commerce et celles qui forment nos élites comme l’Institut national du service public (INSP), anciennement l’ENA. Sans oublier une autre raison : alors que nous devrions nous placer dans le défi du moyen et du long terme, les démocraties sont confrontées à l’impératif de l’immédiateté et ce piège est savamment exploité par les régimes que je qualifierai pudiquement « d’autoritaire ». Nous devrions donc garder la monture et changer nos verres de lunettes pour voir que la mer permet la maîtrise des flux et est à l’origine des coups de balanciers de la géopolitique. C’est d’autant plus important que nous entrons dans un nouveau temps de l’Histoire : celui de « l’océan mondial ». En 2050, 80 % de la population mondiale, en tout plus 10 milliards d’êtres humains, se concentreront sur une bande littorale d’une largeur de 75 kilomètres.

C. B. : Quelle est la menace majeure qui pèse sur nos océans ? L’adoption à l’ONU d’un traité international pour la protection de la haute mer et de la biodiversité marine est-elle un pas dans la bonne direction ?

Ch. B : La haute mer, constituée par plus de 60 % des eaux de la planète, était jusqu’à peu, vulnérable. Le traité pour la protection de la haute-mer et de la biodiversité marine dit BBNJ (Biodiversity Beyond National Jurisdiction), adopté à l’ONU à l’unanimité en juin 2023, est le premier cadre international juridiquement contraignant au monde qui vise à protéger la biodiversité en dehors des eaux sous juridictions nationales. Mais il a fallu deux décennies de discussions pour aboutir à cette adoption (et pour le moment seuls 90 États l’ont signé), et il faut maintenant attendre la ratification. La France souhaite une entrée en vigueur en 2025 afin qu’il produise ses effets juridiques au niveau mondial. Pour répondre à votre première question, le plus préjudiciable selon moi c’est l’acidification des océans. La mer nous rend un service fabuleux d’absorber 30 % à 40 % de nos émissions de CO2. Ce faisant, elle s’acidifie. Comme le disait Jacques Perrin « nous n’aurons pas d’océan de rechange ». Mais attention l’enjeu derrière tout cela, ce n’est pas de sauver l’océan mais l’Homme. Mes étudiants sont très concernés par les questions de développement durable. Mais quand certains me disent qu’ils veulent « faire des gestes pour sauver la planète » je leur réponds : « pour qui vous prenez-vous ? ». Selon moi, cette formulation est l’expression même de la prétention de l’Homme qui s’est hissé au-dessus de la nature. Rappelez-vous que la mer a vécu à des températures bien plus élevée. Et plus nous avançons dans notre connaissance du milieu maritime, plus nous découvrons que nous ne savons rien. Cet été encore, des scientifiques ont découvert à 4  000 mètres de profondeurs que de l’oxygène se créé non pas à partir d’organismes vivants, mais des fameux nodules polymétalliques. La mer est une source d’émerveillement au quotidien.

Bio express

Depuis 2022 : membre de l’Académie de Marine

2007-2009 : éditorialiste sur l’antenne radio d’Europe 1

2009-2011 : secrétaire général du Grenelle de la mer

2012-2018 : directeur scientifique du programme Océanides, un programme de recherche international en histoire maritime

2022 : parution du livre Osons la mer, une révolution maritime pour faire de la France la première puissance économique mondiale, éditions du Cherche midi

2024 : parution du livre  À tous les cancres incompris , éditions SPM