LA ROUTE DES ÉPICES : De la pharmacie à l’assiette

Publié le 01/07/2022

Auteur : La Rédaction

Gingembre, safran, cannelle, poivre, noix de muscade, clou de girofle... Autrefois rares et précieuses, les épices sont devenues si courantes aujourd’hui que leur poids dans l’histoire du grand commerce mondial et des échanges maritimes est presque tombé dans l’oubli. Pourtant, avec le sel, l’or, l’argent, l’étain et le cuivre, ces produits, principalement originaires du sous-continent indien, de Chine, d’Asie du Sud-Est ou des « îles aux épices » (Moluques et Banda), ont fait et défait des empires. Achetées, vendues et revendues tout au long de complexes routes transcontinentales entre l’Afrique, l’Asie et l’Europe, les épices ont littéralement changé la face du monde. Parmi les plus convoitées, le poivre fut sans doute celle qui influença le plus l’économie internationale. Au point que son cours très volatil a probablement à la fois entraîné la chute du système monétaire romain et l’essor de la république de Venise, et pesé sur l’écriture du traité de Tordesillas qui, en 1494, a partagé le monde entre les royaumes d’Espagne et du Portugal.

@ Marine nationale

Une route MILLÉNAIRE

Dès l’époque hellénistique (323-33 av. J.-C.), la route de l’encens qui relie déjà par voie terrestre l’Égypte à la Mésopotamie et à l’Inde connaît une croissance extraordinaire avec la découverte des vents de mousson. Dès lors, le commerce des épices par la mer devient, avec la route de la soie, le second trait d’union entre les mondes gréco-romain, indien et chinois. Au début de l’ère chrétienne, la myrrhe et l’oliban, cadeaux des rois mages à l’enfant Jésus, figurent en tête des marchandises les plus prisées avec le poivre des Moluques, le girofle, la noix de muscade et le bois de santal. Mais, avec la chute de l’Empire romain (476) et l’expansion progressive de l’islam, le centre de gravité de ce négoce se déplace peu à peu vers l’Orient et l’océan Indien, qui devient le carrefour principal des échanges entre l’Asie du Sud, l’archipel malais et les grands marchés arabo-musulmans et chinois. Séchées, broyées, concassées ou moulues, entassées par ballots, en vrac ou en sac, les épices transitent alors principalement par le golfe Persique et la mer Rouge, avant de rejoindre les étals des marchands méditerranéens qui les revendent au détail.

Grâce à leur valeur élevée par rapport à leur faible volume et à leurs propriétés gustatives et olfactives auxquelles on prête souvent des pouvoirs quasi magiques, certains négociants réalisent alors des profits qui n’ont rien à envier à ceux des traders d’aujourd’hui. À l’époque médiévale, l’Europe, qui achète à prix d’or ces marchandises dont elle ignore souvent l’origine, se contente de jouer un rôle mineur dans leur commerce. Remèdes miracles pour traiter et prévenir les maladies, signes de réussite sociale, subtiles dans la cuisine et d’une haute valeur symbolique et mystique, les épices sont aussi brûlées comme encens pour les sacrements ou distillées dans des parfums et des onguents. Entourées de mystère, elles fascinent, et les riches marchands, prêts à tout pour garder secrète leur origine, brouillent souvent les pistes en inventant des histoires imaginaires. Ils assurent par exemple que le girofle est la fleur, la muscade le fruit et la cannelle l’écorce d’une seule et même plante.

MAINMISE EUROPÉENNE

En 1453, la chute de Constantinople bouleverse considérablement ce commerce, dont le centre de gravité change une nouvelle fois. En prenant le contrôle des voies terrestres empruntées par les caravanes arabes depuis la Chine et l’Inde, les Ottomans modifient la carte des échanges en Méditerranée. Mais le contournement de l’Afrique par le cap de Bonne-Espérance puis la découverte du Nouveau Monde, rebat les cartes en Atlantique. La route des épices est désormais contrôlée à l’Est par les Arabes et au Sud par les Portugais. Mais peu à peu, l’Asie lointaine se rapproche et, lassée de passer par de multiples intermédiaires, l’Europe réclame sa part. À partir du XVIe siècle, commence ainsi une longue période de domination de l’Orient par le Portugal d’abord, puis par les Pays-Bas, l’Angleterre et la France qui confient à leurs compagnies des Indes respectives la tâche immense de faire main basse sur ce commerce et de réguler les échanges internationaux. Cette quête est l’un des moteurs de l’expansion européenne et ouvre la route aux premiers empires coloniaux.

Les premières expéditions françaises commencent au début du XVIIe siècle, grâce à une poignée d’armateurs malouins et vitréens. Fondée en 1604 par HenriIV, la Compagnie française des Indes orientales ne prend toutefois véritablement son essor qu’en 1664, sous l’impulsion de Colbert avec l’ouverture des comptoirs en Inde, à Pondichéry et Chandernagor, ainsi que sur l’île Bourbon (La Réunion) et l’île de France (Maurice). Sur cette dernière, le Lyonnais Pierre Poivre (1719-1786) parvient à acclimater poivriers, canneliers, girofliers et muscadiers. Une révolution qui marque la fin d’une époque. Car, contre toute attente, l’intérêt pour les épices baisse assez brusquement à mesure que le public découvre de nouvelles denrées venues des Amériques, comme le sucre, le café, le tabac, la vanille ou le cacao. Alors qu’au Moyen Âge et à la Renaissance on aimait les arômes puissants, les goûts forts et les sauces particulièrement riches à base de cannelle, de gingembre, de clous de girofle, de muscade et de poivre, ces épices tirent leur révérence à partir de la seconde moitié du XVIIe siècle. Au XVIIIe siècle, elles ont définitivement perdu leur importance pour l’économie mondiale et ne sont plus qu’un produit alimentaire parmi d’autres.

INVITATION AU VOYAGE

« Mais quel produit ! » lance en souriant Pierre Gagnaire, célèbre chef étoilé et capitaine de frégate de réserve citoyenne. « D’une manière générale, explique-t-il, les épices ouvrent à nos sens des espaces extraordinaires. Ce sont des substances extraordinaires ! Mais il faut les manier avec précaution, et ne pas s’en servir pour masquer ou dénaturer une préparation. Choisies avec soin, elles libèrent le maximum de leurs valeurs gustatives et peuvent sublimer des plats assez banals, comme le gingembre dans un pot-au-feu, la vanille avec des coquilles Saint-Jacques ou le cumin frais avec des fruits. Le monde des épices est un monde changeant. Dernièrement, le poivre du Sichuan était très en vogue. Aujourd’hui, on trouve un peu partout du sansho, du curcuma, de la maniguette, du sumac, de la nigelle ou du macis, cette cosse de la muscade très appréciée à l’époque médiévale.En fait, poursuit Pierre Gagnaire, chaque épice a sa couleur et sa palette aromatique. Et quand je m’attache à l’une d’elles, je cherche à créer un plat qui la met au centre. Épicer donne tout de suite une autre dimension. Les épices permettent aussi de voyager dans sa tête. Comme le disait le grand poète René Char, “À tous les repas pris en commun, nous invitons la liberté à s’asseoir”. Je trouve que ces mots prennent particulièrement leurs sens, si l’on se place du point de vue des marins embarqués. La cuisine, et particulièrement celle du bord, joue un rôle fondamental. Elle rassemble, revigore, apporte de la joie et marque l’écoulement du temps. Je crois que, pour le marin, le repas est bien plus qu’un simple moment où l’on reprend des forces. Si je devais cuisiner à bord du Charles de Gaulle, par exemple, je pense que je préparerais un curry d’agneau avec un riz citronnelle. Un plat où, justement, les épices jouent un grand rôle et invitent à la fois au dépaysement et au retour en soi. Un moment de plaisir qui donne tout son sens au métier de cuisinier que j’ai choisi d’exercer. »

Pierre Gagnaire