Combat naval, prolifération des drones, quelles conséquences ?

Publié le 13/09/2024

Auteur : La Rédaction

La conflictualité récente en mer Noire et en mer Rouge illustre, dans des contextes différents, la centralité du drone dans le combat en zone littorale. Cependant, nous n’avons sans doute encore rien vu, et l’émergence de robots à l’autonomie croissante doit inciter à réfléchir à leur influence sur la nature et la manière de conduire la guerre en mer.

Récupération du drone sous-marin HUGIN

Qu’il opère en surface, dans les airs ou sous la mer 1, le drone naval symbolise l’entrée des marines de combat dans l’âge de la robotique 2.

Ils ne sont pas nouveaux dans le paysage de la guerre navale. La première attaque par canot explosif téléguidé contre un navire de combat date de 1917, et l’US Navy utilise dès les années 1960 des centaines de drones hélicoptères de combat Dash pour la lutte sous la mer. Mais, au tournant des années 2010, les drones militaires sont entrés dans une phase d’amélioration qualitative et de prolifération quantitative, dans le sillage de l’explosion des cas d’usage dans le domaine civil, alors que de nombreuses technologies (autonomie énergétique et décisionnelle, miniaturisation des capteurs, capacité de contrôle à distance, etc.) sont arrivées à maturité.

Un paysage naval chamboulé

La première conséquence de cette irruption est de complexifier l’espace aéromaritime.D’abord, car le drone vient ajouter du nombre et de la diversité dans l’espace global qu’est la mer, où cohabitent déjà de nombreux acteurs. Non seulement les drones fleurissent sur tous types de plateformes maritimes habitées, mais des drones autonomes occuperont demain, dans la durée, des portions importantes de l’espace aéromaritime, où ils seront « chez eux ». Les marins devront donc s’habituer à croiser en mer des robots opérant seuls ou en meute, en établissant des règles de cohabitation avec eux3. Ensuite, car le drone, selon son autonomie, importe en mer une rationalité qui n’est pas celle des humains, engendrant pour le tacticien des difficultés à anticiper et à interpréter son comportement. Ici, le pire serait sans doute le cas d’un drone désemparé, dont le comportement engendrerait une forte ambiguïté.  En outre, la prolifération des drones implique une complexification des organisations et des réseaux nécessaires à leur mise en œuvre : senseurs ou effecteurs déportés, ils viennent s’intégrer dans des systèmes distribués qui affectent en retour l’architecture des forces navales auxquelles ils appartiennent. La Task Force 594 de l’US Navy déployée dans le golfe Arabo-Persique en donne déjà un avant-goût. Enfin, la prolifération des drones, tout en dilatant l’espace du champ de bataille, provoque une explosion du volume des informations qui circulent entre les acteurs du combat naval, rendant plus ardu leur traitement. Au total, l’effort nécessaire au tacticien pour appréhender son environnement sera accru… et les prothèses technologiques sur lesquelles il tentera de s’appuyer pour y voir plus clair ne l’affranchiront pas d’un réel effort cognitif pour affronter cette nouvelle complexité.

Dans ce contexte, un paradoxe émergera : d’un côté, le maillage des senseurs portés par des robots capables d’entretenir une surveillance permanente du champ de bataille renforcera l’impression de « transparence de l’espace » de bataille ; de l’autre, la capacité à surprendre son adversaire sera décuplée. Dans un environnement tactique dont la compréhension sera plus difficile, les machines seront en effet très sensibles au leurrage et offriront, par leur nombre, des capacités de dilution renouvelées. Nous verrons donc mieux… mais dans un brouillard épaissi.

Agressivité, évolutivité et instabilité

D’abord, les drones apportent une plus grande agressivité dans le combat naval. Agressivité liée à un emploi décomplexé de la force : face à un robot dont la perte n’entraîne aucune conséquence humaine, l’engagement est désinhibé5. Agressivité liée à l’autonomie décisionnelle des drones autonomes, qui prendront seuls des décisions focalisées sur la réussite de la mission, sans l’analyse du risque et la prudence des humains. Agressivité liée à l’absence de fatigue physique ou morale des machines. Les combats navals impliquant des robots seront donc plus durs : les coups s’y enchaîneront sans répit.

Ensuite, à l’ère des drones, les tactiques sont très évolutives, forçant les tacticiens à une adaptation permanente. Cette évolutivité découle des performances proprement surhumaines que pourront atteindre les robots autonomes, leur permettant de se coordonner de manière quasi parfaite, alternant des phases de dispersion et de concentration à des vitesses et avec une précision sans précédent, dont les combats de mer Noire et de mer Rouge ne nous donnent qu’une vague idée. Les essaims de drones pourront peut-être même rendre possible l’encerclement, jusqu’ici inatteignable en mer. Cette évolutivité dé-coule également de la capacité d’apprentissage des robots, qui tireront les enseignements de leurs actions et auront une capacité à les partager entre eux immédiatement pour s’améliorer, sans temps d’incubation.

En outre, dans un champ de bataille dronisé, la performance technique sera à la fois maximisée et frappée d’instabilité : c’est le paradoxe de « l’effet falaise »6. Par nature, la performance des robots repose sur une forte dépendance à la technique, qu’il s’agisse de la qualité de données issues de leurs senseurs ou des liaisons nécessaires à leur mise en œuvre. Or, dans l’âge qui vient, ces deux piliers seront plus vulnérables que jamais, et l’on verra, dans des affrontements, des forces navales passer brutalement d’une posture de domination tactique à une paralysie totale. L’instabilité tactique régnera.

Enfin, le drone apporte, par certains aspects, une revanche de la quantité sur la qualité. Certes, certains drones de haut niveau technologique, très onéreux, resteront peu nombreux et tactiquement peu exposés. Mais la conflictualité récente suggère que la mobilisation de grandes quantités de drones rudimentaires peut devenir un mode d’action à part entière, complexifiant encore plus la position – historiquement délicate – du défenseur en mer. Dans cette redoutable « guerre des clones », les systèmes navals défensifs évolueront rapidement (lasers, HPM7) pour traiter la saturation, et le tacticien cherchera plus que jamais à engager en premier.

Deux centres de gravité : l’homme et le réseau

Dans l’ère des drones, les guerriers sont moins nombreux en mer et laissent leur place aux machines. Cependant, le facteur humain reste déterminant. Premièrement, dans un contexte où les progrès technologiques ont une tendance implacable à s’annuler mutuellement en vertu du principe de réciprocité, la qualité des équipages (entraînement, forces morales, créativité), opérant en tandem avec les machines, reste un critère décisif. Ensuite, le cerveau humain reste le siège de l’esprit critique, indispensable pour entretenir un rapport sain à l’exploitation de l’information en provenance des robots et pour agir comme antidote aux tentatives de débordement adverses. Enfin, l’homme reste irremplaçable pour réduire la complexité et composer avec le monde réel. En contribuant à préserver une précieuse ressource humaine longue à générer, la prolifération des machines renforce finalement la centralité de l’homme.

A côté de l’homme, un second centre de gravité caractérise la guerre navale à l’ère des robots : le réseau. Autonomes ou opérés à distance, les drones n’ont en effet de valeur tactique qu’à la hauteur de leur intégration dans un réseau, qu’il s’agisse de transmettre les informations issues de leurs senseurs, de recevoir des ordres ou de se coordonner avec d’autres drones. Plus que les drones qu’ils fédèrent, ce sont les artères et les nœuds des réseaux qui porteront la valeur opérationnelle d’une force navale. Il sera ainsi moins pertinent de rechercher l’attrition des robots adverses que de chercher à neutraliser les réseaux dans lesquels ils s’insèrent, en les perturbant ou en les frappant.

 

1 On parle alors respectivement d’Unmanned Surface Vehicule (USV), d’Unmanned Air Vehicule (UAV) et d’Unmanned Underwater Vehicule (UUV).

2 T. Lavernhe & F.O. Corman, Vaincre en mer au xxie siècle, Equateurs, 2023.

3  Le règlement international pour prévenir les abordages en mer (RIPAM) devra sans doute  intégrer les robots.

4 Force navale expérimentale de l’US Navy, déployée dans le golfe Arabo-Persique, regroupant exclusivement des drones de surface.

5 Tir iranien contre un drone américain en 2019 dans le détroit d’Ormuz, manœuvre de collision de Su-27 russes contre un drone MQ-9 américain en mer Noire en 2023, ou encore tirs réguliers de missiles sol-air par des frégates occidentales contre des drones houthis en mer Rouge.

6 Bascule brutale, sous l’effet de la perte de quelques équipements, d’une situation de performance nominale à une situation fortement dégradée.

7 High Power Microwaves : armes à base de mi cro-ondes de forte puissance.