ALCYBER ALNUM : vice-amiral Marc-Antoine de Saint-Germain

Publié le 01/01/2024

Auteur : La Rédaction

Nommé officier général de la transformation numérique et donnée, et autorité de coordination pour le numérique le 1er août 2023, un poste inédit dans la Marine, le vice- amiral Marc- Antoine de Saint-Germain était précédemment aux manettes du centre d’études stratégiques de la Marine, après avoir commandé le porte-avions Charles de Gaulle.

Cols bleus : Amiral, dans quel état d’esprit étiez-vous lorsque vous êtes arrivé à ce poste ?

VA Marc-Antoine de Saint-Germain : Je suis le premier amiral à ouvrir ce poste, qui existait cependant déjà dans les deux autres armées (air et terre). Pour autant, la Marine a avancé très vite sur ces sujets depuis deux ans, à l’image du développement du centre de service de la donnée et de l’intelligence artificielle (CSDIA-M) au sein du CEPN à Toulon. Ma mission est double. En tant que directeur des données délégué de l’EMA, je suis responsable de la maîtrise du patrimoine « données » de la Marine. L’objectif est qu’il serve à l’acquisition et à la conservation de la supériorité informationnelle et décisionnelle dans la guerre navale. Plus proche du quotidien des marins, je suis également responsable de la transformation numérique des métiers de la Marine qui vise à répondre au besoin d’outiller plus efficacement les différents processus métier.

CB : Comment opérer cette transformation digitale à l’échelle d’un corps aussi ancien et dense – 40 000 marins et 80 métiers – que la Marine ? Avez-vous des modèles inspirants ?

VA de SG : Il est intéressant de regarder ce qui a déjà été entrepris dans le privé, car c’est un secteur souvent en avance sur ce sujet. Les GAMAM (Google, Apple, Meta, Amazon et Microsoft) ont construit leur réussite économique sur la valorisation de la donnée. Le développement de la donnée dans le secteur industriel de l’automobile est édifiant : Tesla est d’abord un opérateur de données, un constructeur de soft, qui s’est mis à construire des automobiles et qui s’impose comme un acteur central au sein de cet écosystème. Pour ce qui concerne la transformation digitale, notre approche est assez similaire, même si la Marine a ses spécificités et ses données propres. Grâce aux outils numériques que nous sommes amenés à développer, le quotidien du marin doit s’en trouver fortement allégé. Notre deuxième chantier est de savoir comment traiter la data en général (la donnée brute, qu’elle soit opérationnelle, liée aux infrastructures, aux ressources humaines, au soutien logistique).

CB : D’un point de vue stratégique, que nous apporte l’utilisation de la donnée ?

VA de SG : Les données constituent un actif stratégique pour la Marine qu’il faut faire fructifier et valoriser. Dans le privé cela se traduit par un gain financier. Dans le milieu militaire, par un gain en efficacité opérationnelle, aussi bien sur les bateaux en mer, qu’à terre. Le Parlement a voté en avril 2023 une loi de programmation militaire octroyant 413,3 milliards d’euros pour les armées, dans les six années à venir (2024-2030). Cette loi porte l’ambition d’un modèle rénové pour nos armées qui doivent être transformées. Pourtant, la Marine va être dotée d’un format qui sera globalement le même que celui que nous connaissons actuellement : 15 frégates, 6 sous-marins d’attaque, 18 patrouilleurs maritimes modernisés, 1 porte-avions nouvelle génération, 3 porte-hélicoptères amphibies… Comment continuer à être meilleur dans un contexte d’hyper numérisation du monde et de durcissement des rapports de force ? Comment analyser vite et bien la masse d’information dont nous disposons dans le brouillard de la guerre ? Tout l’enjeu pour l’état-major de la Marine sera d’être prêt à mener les guerres de demain avec le même nombre d’unités opérationnelles, mais « augmentées », grâce à de nouvelles architectures pour nos systèmes de combat et des innovations technologique majeures (hypervélocité, canons à énergie dirigée, capteurs quantiques…). Dans ce cadre, la data va nous permettre de relever une partie de ce défi : l’utilisation des données doit offrir un bras de levier à notre efficacité opérationnelle.

CB : Concrètement, comment obtenir une supériorité opérationnelle via la donnée ?

VA de SG : Pour obtenir la supériorité opérationnelle, nous devons être en mesure d’apprécier la situation que nos compétiteurs et décider à temps. Avec une approche données-centrée, nous allons pouvoir faire ce que nous étions incapables de faire hier : croi­ser de la donnée acoustique avec de la donnée électronique et spatiale pour sortir du brouillard de la guerre et garder une capacité d’ini­tiative telle que la guerre navale nous l’impose. L’objectif reste de comprendre avant l’autre, sinon de mieux comprendre que lui : avoir le préavis c’est garder l’initiative. Cela repose sur une rapidité de distribution de l’information, des capacités d’analyse adaptées à la multiplication des données issues de capteurs et sur des interfaces de présentation adaptées afin que des décisions éclairées puissent être prises dans le bon tempo.

CB : C’est ce que l’on appelle le game changer ?

VA de SG : Oui tout à fait. Ce partage de données offre la possibilité de croiser des données dites « hétérogènes » qui ne sont pas de même nature et c’est cela qui permet une meilleure compréhension de situations et offre une supériorité stratégique.

CB : Le risque n’est-il pas à terme d’aboutir à un niveau de transparence tel que chaque armée connaîtra les forces des autres pays ?

VA de SG : Désormais les satellites couvrent tout le globe et s’attardent sur les océans et les mers. On a une capacité à accéder plus largement à ce qui se passe à la surface du Globe, donc si votre compétiteur le fait et que vous le ne faites pas, vous lui donnez un préavis.

CB : Quels sont les liens entre intelligence artificielle (IA), données et services numériques ?

VA de SG : L’IA est l’aboutissement de la donnée, on fait de l’IA parce qu’on a de la donnée, qui est identifiée, stockée au bon endroit, partagée, malaxée de manière intelligente. Au bout de la chaîne, nous disposerons de produits ou d’applicatifs (disponibles à l’image de notre smartphone). Prendre le sujet par la donnée c’est raisonner complètement différemment en termes d’architecture de système. La donnée n’est plus un élément du système, c’est le système qui se construit autour des données en s’appuyant sur la mutualisation de tous les services techniques qui peuvent l’être. C’est le concept du cloud, condition technique indispensable à une approche données-centrée et dont le data hub embarqué (DHE), en expérimentation à bord de La Provence, constitue le volet embarqué. Il nous faut maintenant transformer l’essai pour que nos bâtiments soient nativement construits sur ce type d’architecture.

CB : Lien entre les travaux data et l’innovation ?

VA de SG : Le DHE est le réceptacle idéal des innovations prometteuses issues des centres experts, des L@b ou de l’industrie de défense, ayant notamment reçu le label PERSEUS qui permet aux marins de les tester en conditions réelles. à ce titre, les travaux liés à la transformation données-centrée de la Marine prennent en compte les enjeux de l’innovation portés par le plan Mercator.

CB : Quelle révolution de paradigme apporte l’approche données-centrée ?

VA de SG : Je suis rentré dans une Marine où l’on construisait le bateau autour d’un système d’arme : les deux étaient intimement liés. Désormais, le système d’arme doit être traité différemment du bâtiment et agir au profit de l’ensemble d’une force constituée.

Les experts des métiers opérationnels (en particulier dans les différents domaines de lutte) pourront également se replacer au cœur de la définition des services numériques répondant à leurs besoins, en s’appuyant sur les données disponibles et en utilisant des interfaces de développement intuitif (plateformes low code/no code par exemple). L’un des principaux enjeux est donc que les « opérationnels » se saisissent du sujet de la donnée, et de l’IA qui en dépend.

CB : Ce changement de paradigme passe aussi par une nécessaire adaptation des marins à ces nouveaux enjeux...quels en sont les leviers ?

VA de SG : Les écoles ont un rôle à jouer, même si aujourd’hui les jeunes codent presque naturellement (on fait du Python au lycée). La direction du personnel militaire va généraliser PIX (certification qui mesure et valorise les compétences numériques, à l’instar du TOEIC en anglais, NDLR). Nous allons inciter les futurs marins à passer cet examen, sans obligation. Il faut se l’approprier.

CB : Comment le marin doit-il se positionner face à ces évolutions ?

VA de SG : Qu’il s’agisse de la data ou de la transformation numérique, nous aurons toujours besoin de spécialistes, sans parler du fait que, de la guerre navale de surface à l’aéro combat, les marins doivent être capables d’agir et d’aller sur le terrain. La question n’est pas de faire l’économie de ressources humaines mais de pouvoir, grâce aux outils numériques, recentrer les hommes et les femmes sur les tâches pour lesquelles ils ont une plus-value. C’est la même approche que pour la médecine avec l’imagerie médicale : grâce à l’intelligence artificielle, leur diagnostic est accéléré. Nous devons faire en sorte que demain le rondier d’hier ait un rôle de maintenance grâce à un rapport facilité, réalisé par une machine (un applicatif). Son analyse reste nécessaire. On remet le marin au centre de la définition des métiers. Le succès du centre de service de la donnée Marine et de l’IA à Toulon repose sur la capacité des codeurs et des gens du métier à travailler ensemble de façon agile et itérative. Nous avons toujours besoin d’experts de la guerre navale, pas d’une armée de data scientists.

Bio express

1991 : entre à l’École navale

2008 : chef du service de recrutement des officiers pour la Marine

2010 : commandant de la frégate Surcouf

2012 : direction générale des relations internationales et de la stratégie (ex-DAS)

2014 : obtient son brevet d’atomicien à l’École des applications militaires de l’énergie atomique

2017 : commandant du porte-avions Charles de Gaulle

2019 : conseiller au cabinet militaire du Premier ministre

2021 : directeur du Centre d’études stratégiques de la marine

Août 2023 : directeur de la transformation numérique, des données et autorité de coordination pour le numérique