Ingénieur général Jacques Stosskopf : de la Grande Guerre à la Résistance, itinéraire d’un homme de l’ombre

Publié le 01/04/2024

Auteur : La Rédaction

Le second bâtiment ravitailleur de force (BRF), actuellement en cours de construction, portera le nom de Jacques Stosskopf. Encore injustement peu connu du grand public, cet ingénieur général de la Marine, commandeur de la Légion d’honneur à titre posthume, est une des grandes figures de la résistance lorientaise entre 1940 et 1944. Refusant la défaite, il s’est engagé très tôt et dans le plus grand secret auprès des Alliés auxquels il a fourni des informations de la plus haute importance.

Le 1er septembre 1944 au Struthoff, un jour gris se lève sur l’Alsace et le seul camp de concentration construit par les nazis sur le territoire français. Emprisonné depuis la fin du mois de mai avec d’autres membres du réseau de résistance Alliance, qu’il a rejoint comme agent de renseignement militaire, l’ingénieur général de 2e classe du génie mari­time Jacques Stosskopf sait que dans quelques heures ils seront probablement massacrés. Mais il ne dit rien. Aucun mot, aucune plainte. Comme il l’a toujours fait, il montre un visage calme et détaché. Ceux qui ne le connaissent pas pourraient le trouver froid et hautain, cassant presque. Mais il n’en est rien. Profon­dément croyant, d’une immense modestie et « d’une rectitude de conduite absolue », comme l’écrivit l’archiviste Geneviève Bauchesne, il est tout en retenue.

INTERROGATOIRES ET TORTURES

Depuis son arrestation, le 21 février 1944, il a connu la détention dans les prisons de Vannes et de Rennes, avant d’être transféré dans le plus grand secret à Strasbourg en juillet 1944. Interné au block 10 du camp de Vorbruck-Schirmeck, un camp de travail très dur dirigé par le SD, le service de sécurité de la SS, où interrogatoires, séances d’endoctrine­ment, harcèlement et brimades, coups et tor­tures physiques et morales sont quotidiens, il pense aux siens qui ignorent tout de sa déten­tion. En avril, quand il était incarcéré à Vannes et à Rennes il avait pu faire passer deux lettres à Marianne, son épouse, sans savoir si elle les a reçues. Tout s’est passé tellement vite.

Né le 27 novembre 1898 à Paris, dans une vieille famille alsacienne, Jacques Stoss­kopf est trop jeune pour répondre à l’ordre de mobilisation générale proclamé le 2 août 1914. Comme la plupart des Français de son époque, il est pourtant prêt à rejoindre le front. Lorsqu’il reçoit sa lettre d’incorpora­tion, il est en classe de mathématiques supé­rieures au collège Rollin, avenue Trudaine dans le IXe arrondissement de Paris. Rattaché au 22e régiment d’artillerie le 14 avril 1917, il est envoyé à l’école d’artillerie de Fontaine­bleau entre septembre et décembre 1917. Puis il est affecté à l’état-major du 3e groupe du 133e régiment d’artillerie lourde (RAL). Nommé sous-lieutenant au 417e RAL, il com­bat jusqu’à la fin de la Grande Guerre.

ÉLÈVE BRILLANT

Décoré de la croix de guerre, il rejoint le 155e régiment d’artillerie à pied basé à Stras­bourg en septembre 1919. En février 1920, Jacques retrouve brièvement le collège Rollin pour préparer le concours d’entrée à l’École polytechnique où il est reçu 5e de la promotion spéciale. Élève appliqué et brillant, il sort de la promotion militaire classé 23e le 1er août 1922 et passe deux mois de stage au 155e régiment d’artillerie, avant de suivre, d’octobre 1922 à novembre 1924, les cours de l’École d’appli­cation du génie maritime. Nommé ingénieur de 2e classe, Jacques Stosskopf rejoint l’atelier des constructions neuves de l’arsenal de Cher­bourg et participe, de 1925 à 1928, aux essais des premiers torpilleurs de 1 455 tonnes du nouveau programme naval. Adjoint de l’ingé­nieur en chef, chargé de la section des petits bâtiments, il est ingénieur principal le 26 juil­let 1929 et chevalier de la Légion d’honneur, le 9 juillet 1930. L’année suivante il se fiance avec Marianne Hemmerlé qu’il épouse le 2 juin 1931. Ils auront deux enfants : Fran­çois, né le 17 avril 1932, et Elisabeth, née le 11 novembre 1934.

Affecté à Nantes, le 11 septembre 1936, à la tête du service de la surveillance des tra­vaux et des fabrications, où il est notamment chargé de suivre les nombreux chantiers pri­vés qui travaillent pour le Service technique des constructions navales, Jacques Stosskopf poursuit une carrière sans accrocs et coche toutes les étapes du cursus honorum d’un ingé­nieur du génie maritime. En octobre 1939, il est promu chef de la section des constructions neuves à l’arsenal de Lorient et devient ingé­nieur en chef de 1re classe du génie maritime en novembre, à 41 ans. Mais la défaite de la France en 1940 vient tout bouleverser.

À LORIENT, C’EST LE CHAOS

« Pendant les premiers mois de la guerre, rap­pelle René Estienne qui a écrit sa biographie, il contribue à la participation importante de l’arsenal à la guerre, grâce notamment à la mise au point du système de dragage des mines magnétiques allemandes. » L’Armistice du 22 juin 1940 porte un coup d’arrêt aux opéra­tions. À Lorient, c’est le chaos. Lors de la prise de la ville, l’amiral Hervé de Penfentenyo, pré­fet maritime, a fait détruire les installations portuaires et évacuer les bâtiments militaires vers Casablanca. À l’arrivée du vice-ami­ral Dönitz, alors commandant en chef des sous-marins du iiie Reich, qui a jeté son dévolu sur Lorient pour en faire le premier port opé­rationnel français de ses U-boote, les fonc­tionnaires et manoeuvres français sont restés à leurs postes afin de poursuivre l’entretien des installations portuaires et des navires encore en service. Stoïque, Stosskopf accepte de jouer le jeu. En apparence seulement. Il n’a jamais accepté la défaite. Recruté dès la fin de 1940 par le capitaine de corvette Henri Trautmann, du 2e bureau de la Marine à Vichy, qui cherche des agents en zone occupée, pour transmettre aux Alliés des informations sur l’activité alle­mande dans le port, il entre en résistance dans le plus grand secret. Dès lors, il va avoir trois vies : celle du « collabo » qui obéit aux Alle­mands, celle du résistant de l’ombre et celle du chef de famille qui, sans jamais rien dire de ses activités, aime les siens de toutes ses forces. Très vite, il couvre les nombreux sabo­tages commis par les ouvriers de l’arsenal et collecte sans arrêt des renseignements de la plus grande importance sur les activités des forces sous-marines nazies. Sous l’apparence du fonctionnaire impassible qui a gagné la confiance de l’Occupant, il se plie à toutes les exigences des nouveaux maîtres de la France et, sans état d’âme, laisse son nom être traîné dans la boue quand il accepte d’envoyer des hommes en Allemagne à la fin de 1942.

DANS LE PLUS GRAND SECRET

À cette époque, peu le savent mais il a réussi à faire passer de 498 à 246, dont 207 aptes physi­quement, le nombre des ouvriers réquisition­nés. « Par sa rigueur, son attitude autoritaire envers les ouvriers français de l’arsenal (…) il incarne alors, raconte René Estienne, tout ce que la politique de collaboration peut avoir de révoltant et focalise sur sa personne une grande part de l’hostilité ». Pourtant, depuis l’invasion de la zone libre le 11 novembre 1942, il a rejoint les rangs du réseau de résistance Alliance lié au renseignement britannique du MI6. Ceux qui le savent se comptent sur les doigts d’une main et sa femme ignore une grande partie de ses activités. Mais à partir de septembre 1943, le réseau Alliance est dans la ligne de mire de la Gestapo qui a réussi à l’infiltrer. Averti du danger d’arrestation, Stosskopf refuse de quit­ter son poste. Le 21 février 1944, il est arrêté par le SD de Vannes. Les papiers conservés à son domicile provisoire de Quimper sont brûlés et aucun autre informateur n’est iden­tifié : il n’a pas dit un mot. Dans la nuit du 1er au 2 septembre 1944, 107 membres du réseau Alliance l’accompagnent dans la mort. Il n’y eu aucun survivant parmi ses camarades de la baraque 10 du camp de Schirmeck et le lieu de leur détention et leur assassinat ne furent connus qu’un an plus tard. Après la Libé­ration, en octobre 1945, il a été promu ingé­nieur général de 2e classe et fait commandeur de la Légion d’honneur à titre posthume. La base sous-marine de Lorient porte son nom depuis 1946 et le deuxième bâtiment ravitail­leur de force (BRF), actuellement en cours de construction, sera baptisé Jacques Stosskopf. Un hommage à un homme d’honneur.