Meilleur chef du monde et réserviste citoyen dans la Marine

Publié le 29/08/2024

Auteur : La Rédaction

Ses mèches blanches retombent comme s’il revenait d’une course au large. Regard perçant bleu azur et sourire de bienfaiteur, Pierre Gagnaire saupoudre autour de lui une pluie d’étoiles. Avec l’ensemble de ses restaurants, il en a cumulé 13 au Guide Michelin en 2024. De Berlin à Séoul, en passant par Dubaï et Top Chef, il incarne l’image de la grande cuisine française dans le monde. Combien savent qu’il est aussi réserviste citoyen de la Marine ? rendez-vous dans ses cuisines, rue Balzac à Paris.

Le chef cuisinier Pierre Gagnaire dans son restaurant

Cols bleus : À quand remonte votre lien avec la Marine ?

Pierre Gagnaire : J’ai effectué mon service militaire dans la Marine nationale en 1970 grâce au questeur de l’Assemblée nationale de l’époque, Lucien Neuwirth. Je suis plutôt indépendant, mais je ne suis pas rebelle et j’ai le respect de l’autorité. J’étais matelot, affecté en cuisine sur l’escorteur d’escadre Surcouf, j’avais 20 ans. J’y ai appris à préparer le pigeon aux petits pois, plat fétiche du commandant de l’époque. Embarquer me faisait rêver et je n’ai pas été déçu. Malgré l’accident du Surcouf*, j’étais prêt à rempiler. Encore aujourd’hui, je suis entouré de collaborateurs liés à la Marine. Le gendre de l’architecte Rudy Ric­ciotti (Grand Prix d’architecture, qui a signé le MUCEM à Marseille) avec qui je fais du vin (Gari !, un Châteauneuf-du-Pape, NDLR) est sous-marinier. Ainsi, quand on m’a proposé de rentrer dans la réserve citoyenne en 2016, j’ai accepté immédiatement.

C. B. : Qu’avez-vous découvert dans la Marine ?

P. G. : J’ai retrouvé des valeurs que je n’avais pas constatées dans la cuisine à mes débuts : le respect, un chef, un projet, une attitude, de l’élégance et de la noblesse. J’ai malheu­reusement appris la cuisine avec des gens qui ne m’ont ni inspiré ni fait rêver. Les valeurs dont je vous parle, je les avais heureusement connues à l’école.

C. B. : Comment êtes-vous utile à votre pays ?

P. G. : Je peux être utile en témoignant par exemple, en délivrant un message enthou­siaste aux jeunes. J’ai eu une vie profession­nelle extrêmement intense, je procure de la joie à mes clients, mais je suis surtout un formateur. Là où je suis le meilleur c’est en direct, que je sois en train d’enseigner à ma brigade un nouveau plat, ou de sensibiliser sur l’importance d’aller voter, d’économiser l’eau et du respect… Le pouvoir vous oblige. Si j’ai un peu d’influence, j’ai donc aussi un devoir absolu d’empathie envers les autres.

C. B. : À l’instar d’un commandant de bateau, vous êtes à la tête d’un équipage. Quel est votre style de commandement ?

P. G. : Je me sens responsable de plusieurs vies comme le commandant d’un bateau, car en cuisine et en salle, les gens qui travaillent dans mes restaurants ont eux-mêmes des familles à charge. Je fais tout pour qu’ils ne viennent pas la boule au ventre. À ce titre, oui j’ai une responsabilité sociale et je ne pense pas qu’à ma gloire. Le petit jeune qui rentre est aussi important que le plus ancien de ma brigade. Le matelot est aussi important que l’amiral. Diriger est un mélange de souci de l’autre et d’exigence car mon affaire doit être rentable (son premier restaurant à Saint-Etienne avait fait faillite malgré ses trois étoiles, NDLR).

C. B. : En cuisinant, quel but poursuivez- vous ?

P. G. : Créer un moment de grâce. Pour cela, il faut inventer des lieux cohérents, qui donnent du plaisir, de la tendresse et fassent rêver les gens, à l’instar d’un opéra et d’un ballet. La cuisine, c’est un spectacle. Or, la qualité naît d’une succession de détails : combiner la bonne musique avec des tables dressées avec de jolies fleurs venant de France et une déco­ration signée d’un artiste…

C. B. : « La cuisine c’est de l’amour, de l’art et de la technique », c’était le titre d’un de vos livres. Toujours vrai ?

P. G. : Vingt ans après, rien n’a changé. Je suis remis en question tous les jours par mes clients et jugé par mes employés et mes pairs. Comme dans la Marine, si le pacha se met à dos l’équi­page, cela va devenir compliqué. Il doit sus­citer l’adhésion, sinon cela ne fonctionnera pas. Et n’oublions pas que sur un bateau, le cuisinier a toute sa place car quand les marins passent à table, ils ont droit à quelque chose de bon. Il faut le faire avec amour.

C. B. : Vous parlez souvent de rigueur. Qu’apporte-t-elle ?

P. G. : Rigueur n’est pas un vilain mot. Sans rigueur, tout part en vrille. Dans une cuisine comme sur un bateau, chacun ne peut pas agir à sa guise. Cela est vrai à tous les niveaux, dans le langage, la façon de se mouvoir, dans le respect de la tâche donnée, le souci de faire mieux, et d’être, au final, à la hauteur du ren­dez-vous avec le client. L’aspect artistique de mon métier est incarné par quelques chefs, mais la cuisine est avant tout de l’artisanat. Je plaide pour une rigueur attentive, joyeuse et respectueuse.

C. B. : Est-ce que la contrainte vous stimule ?

P. G. : Elle donne un cadre. La contrainte challenge, oblige à réfléchir et faire un pas de côté.

C. B. : Avez-vous évolué ?

P. G. : Forcément ! Évolution ne signifie pas forcément rupture. Avec les années, on a plus de compétences, de maîtrise, des équipes plus soudées, on devient raccord avec soi-même sans jamais oublier le public.

C. B. : Plutôt salé ou sucré ?

P. G. : J’ai commencé comme pâtissier, mais j’aime tout ! Aujourd’hui, je suis davantage un inspirateur. Tout ce qui est sur ma carte est sorti de ma tête, et je continue à faire le geste final.

C. B. : Si vous deviez créer une carte Marine, quelle serait-elle ?

P. G. : Il n’y a pas beaucoup d’ingrédients bleus, alors j’essaierais plutôt de reprendre un plat symbolique de la Marine, par exemple, le pigeon aux petits pois du Surcouf de mes débuts ! J’interrogerais quelques marins pour savoir ce qu’ils ont envie de manger aujourd’hui puis, à moi d’interpréter. Servir les autres, que ce soit ses pairs, ses clients ou la Nation, est quelque chose de très noble.

* En Méditerranée, dans la nuit du 5 au 6 juin 1971, l’escorteur d’escadre de type T47 est abordé par le pétrolier soviétique General Botcharov. Dix marins français perdent la vie dans l’accident et l’équipage doit évacuer le navire.

 

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